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Urgesat ! Le tablier
23.9.09
 
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Sylvain
 
20.1.04
 


Le tablier
de Léon Frapié.
Nouvelle publiée dans « Les contes de la maternelle » (1913).
Edition utilisée : éditions Ernest Flammarion (1928), pages 72 à 78.


Il pleut. La récréation du matin a lieu dans le préau. Les deux adjointes surveillent le tourbillon des deux cents enfants de l’école maternelle.
Tandis que l’une, madame Galant, vocifère et lance des gestes impérieux pour empêcher les trop violentes bousculades, l’autre, mademoiselle Bord, écoute les plaintes et les réclamations.
Telle une vendeuse excellente qui expédie les clients avec rapidité, elle sert une réponse à chaque plaignant sans hésiter. C’est là l’important : aucun ne la lâcherait sans qu’elle eût proféré une réplique, fût-ce : « Mouche ton nez », ou bien : « Tu m’ennuies. »
Voici même un braillard à qui elle a crié : « C’est bien fait ! » Il s’en va calmé, satisfait. Il voulait être entendu ; mademoiselle l’a entendu, puisqu’elle a dit : « C’est bien fait! » Il n’en demande pas plus.

Voici Lolo, un tout petit en robe ; il a été frappé par Burat, un autre petit en robe. Il pleure, il est inconsolable :
- Burat m’a battu..., Hi ! hi ! i’m’a battu...
Comme ce ne serait pas un procédé bien malin de faire beugler Burat pour consoler Lolo, mademoiselle a recours à l’art infaillible de la diversion :
- Et d’abord qu’est-ce que c’est Burat ?
- C’est Burat...
(Diminution des gémissements.)
- Est-ce une fille ou un garçon ?
- J’sais pas.
-Comment, tu ne sais pas et tu pleures ? Quand tu sauras si Burat est une fille ou un garçon, tu viendras me le dire.
Lolo s’en va, les larmes arrêtées, ayant complètement perdu de vue son grief. Il ne s’agit plus pour lui que de considérer Burat à distance, avec, en tête, cette insoluble énigme : « Est-ce une fille ou un garçon ? »

***

Mademoiselle Bord est grande, sculpturale ; elle a les traits réguliers d’une Minerve ; son front majestueux est surmonté de sombres bandeaux, ses yeux percent la pensée et sa bouche saisit l’attention comme l’aimant attire le fer. Et puis elle est vêtue d’un costume noir ajusté, drapé, qui la met à part des femmes ordinaires. Bien mieux, elle porte un tablier noir d’institutrice, avec des poches où il y a des bons points, des crayons d’ardoise, de la craie ; ce vêtement à lui seul caractérise mademoiselle et il est comme une partie d’elle-même.
Aussi mademoiselle Bord personnifie-t-elle la justice toute-puissante, la force consolante et vengeresse, pour les pauvres marmots chagrinés. Sa beauté réconforte comme la négation du mal. Il suffit d’un regard pour que l’on se sente soulagé et protégé. D’autant plus que la base de son admirable pédagogie est que tous les enfants se valent et sont pareils.
Plaindre les disgraciés ou encore leur accorder une préférence, c’est tout de même souligner leur disgrâce ; il y a mieux à faire. Mademoiselle Bord ne voit pas la laideur, elle aime tous les enfants avec égalité. Alors il suffit de s’approcher d’elle un instant et l’on est mis au niveau de tout le monde.
-Mademoiselle, ils m’ont appelé vilain pou ! Ils ont dit que j’étais un affreux !
Elle n’a même pas besoin de parler ; elle donne un sourire à l’affreux et il s’en retourne plein de superbe :
- Ah ! Ah ! c’est pas vrai, j’suis pas un vilain pou !

***

Pourtant, depuis le début de sa récréation, le petit Georges Mélie se tient tout près de mademoiselle Bord, de côté, sous son bras gauche, et il reste là parce que sa plainte n’obtient pas satisfaction.
C’est un blondin de cinq ans et demi, pâlot et déguenillé ; sa figure triste et timide exprime une sorte d’entêtement doux ; il fait penser à un malade qui ne veut pas mourir.
Voilà cinq jours qu’il n’a pas quitté mademoiselle à aucune récréation. Le premier jour, elle a essayé, selon sa coutumière méthode expéditive, de lui répondre et de le renvoyer, mais il s’est obstiné avec une telle force de désespoir qu’elle a renoncé à se défaire de lui.
D’ailleurs, elle finit par ne plus s’apercevoir de sa présence ; il est si menu, si peu bruyant, si effacé qu’il ne la gêne pas du tout.
Et aussi il n’est pas exigeant, il se contente de bien peu, cet enfant ; il sait ne prendre qu’une part bien raisonnable : il raconte sa peine au tablier de mademoiselle.
Oui, il lui parle d’une petite voix posée, gentille, en le regardant, en lui souriant avec tristesse, en le touchant amicalement. Il babille sans interruption, trottinant à mesure que mademoiselle se déplace et ne s’émouvant pas des cris, des rires, des gesticulations de ses deux cents camarades.
Une bousculade l’a renversé ; il s’est relevé et a continué son histoire sans aucune déviation, frottant son front bossué d’une main et de l’autre grattant le tablier bien doucement :
- ... Alors, je voudrais maman. Elle est à l’hôpital, maman, et moi je n’ai plus de lit. C’est une autre bonne femme qu’est dans la chambre de maman, à l’hôtel. Faut que je dorme où qu’on me dit : dans un petit coin, quelquefois un tapis par terre ou bien un fauteuil... Faut que j’aille autour des tables, pour manger le soir, chez le marchand de vins ; on me donne du pain trempé dans la sauce et aussi des os à sucer... Je sais bien m’habiller tout seul et me débarbouiller, mais je fais du bruit et je sais pas ouvrir la porte ; on crie : « Sale gosse ! » et on me pousse dans l’escalier. Alors je voudrais maman... Hier qu’on était dimanche, j’ai parti pour la chercher. J’ai marché loin, loin. J’ai demandé à des « mossieurs ». « Quel hôpital ? qu’ils ont dit. - Eh ben ! celui où qu’on met les mamans. » Ils n’ont pas su et à la fin je m’ai perdu. Il a fait nuit, j’étais tout seul, je marchais tout contre les murs... Puis il y a eu les démolitions avec des planches autour et un gros chien qui voulait me manger. Mais le vieux est arrivé avec son bâton, il m’a fait entrer dans les démolitions et il m’a donné de la soupe. « Où qu’elle est, ta mère ? - A l’hôpital. - Et ton père ? - C’est jamais le même. - Qu’est-ce qu’elle fait maman quand elle est pas à l’hôpital ? -Eh ben ! elle dort. - Quand elle dort pas ? - Eh ben ! elle parle ; - quelquefois a’m’donne des claques... » Moi, j’ai dormi dans les copeaux avec le chien ; c’est un gros noir qu’est pas méchant. Et puis le vieux i’m’a conduit à l’école. Mais je voudrais bien maman...
Le sifflet retentit pour commander l’arrêt de la récréation. Georges se tait, il lâche le tablier de mademoiselle, il lui adresse un sourire d’adieu et il s’éloigne, frissonnant d’une légère fièvre.

***

La récréation de l’après-midi a lieu dans la cour. Le soleil a séché la pluie, le marronnier brille d’un joli vert printanier et l’on dirait que les cailloux ont été lavés un à un ; c’est la grande mêlée joyeuse ; mille courses s’entre-croisent et la clameur monte aux cieux.
Cette agitation et ces cris sont indispensables à la poussée de la jeune sève humaine. En ces instants de liberté, les enfants s’emparent de la vie ; ils mordent à même l’espace nourrissant par leurs cris avides ; ils avalent de la croissance, du mouvement, de la force par leur bienheureuse frénésie. A nous ! à nous !
Mademoiselle n’a pas de pleurnicheurs à consoler. Seul, le petit Georges trottine à son côté ; tout menu, sans geste, presque sans voix, d’un faible bec qui vit à peine, il mendie pauvrement vers le tablier noir :
- Alors, je voudrais maman...


Liens :

Ma présentation du roman "La maternelle" de Léon Frapié.

Quelques mots sur les autres textes du même auteur.

Urgesat ! Education
 
Une nouvelle de Léon Frapié.

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